Pour ce huitième numéro du Club Foveon, ce rendez-vous qui met en avant des photographes ayant fait le choix du capteur trois couches Foveon qui équipe les boîtiers SIGMA, nous avons choisi de mettre en avant le travail du photographe Alexis Berar. Un auteur aussi talentueux que loquace avec qui nous nous sommes longuement entretenus autour de son parcours, de son utilisation des boîtiers SIGMA et de sa dernière série dédiée à l’activité de la chasse présentée ici. Une série dérangeante, paradoxalement très esthétique, mais illustration d’une tradition brutale encore bien réelle.
[huge_it_gallery id= »19″]
Veuillez prendre note que certaines images dans le diaporama ci-dessus peuvent contenir des images pouvant heurter la sensibilité des lecteurs.
Bonjour Alexis, commençons avec la traditionnelle présentation à nos lecteurs. Qui es-tu et comment es-tu venu à la photographie ? Que représente-elle pour toi ?
Bonjour Renaud et merci pour l’intérêt que vous portez à mon travail.
J’approche la quarantaine et j’habite à Grenoble. Après avoir travaillé plusieurs années dans la production musicale pour des petits labels aux esthétiques assez marquées (musiques traditionnelles, musiques improvisées), je suis devenu photographe à temps plein par une suite heureuse « d’accidents ».
J’ai côtoyé la photographie enfant, la chambre noire avec mon père, ou nous tirions ensemble mes premières photos, je devais avoir 6 ou 7 ans, lui en a fait beaucoup étant jeune. Je me suis offert un appareil photo 25 années plus tard.
Avant cela, j’ai fait des études courtes et non finalisées de géographie, j’ai ensuite travaillé dans l’éducation à la nature et à l’environnement, le spectacle, fait berger, puis travaillé pour des labels de musiques.
Avec le recul, c’est dans l’ensemble de ce parcours que les « réflexions » que je pose en image aujourd’hui trouvent leurs sources. La géographie est une discipline transversale elle côtoie les sciences physiques, humaines et sociales et elle appartient elle aussi au domaine de l’image, de la sémiologie. C’est un domaine fait de signes, de typologie, de représentations d’imaginaires et d’ordonnancement possible du monde. C’est par ce biais que j’ai rencontré des travaux artistiques et politiques auxquels j’ai été sensible. Les écrits d’Elisée Reclus, les performances des Stalkers, la mission photographique de la DATAR, l’école de Düsseldorf, les New Topographics par exemple…
Mes premiers questionnements photographiques sont arrivés sur le tard, lorsque j’étais alpagiste, à une heure de marche de la première route et sans électricité pendant 4 mois, j’ai eu le besoin irrépressible de garder des traces de la vie là-haut, les troupeaux, les paysages qui quittent le grandiose pour devenir familiers, les cortèges de randonneurs en tenues bigarrées etc… Je suis redescendu un mois avant la fin de la saison une journée en ville pour acheter un appareil photo numérique. J’ai poursuivi mon expérience d’estive deux saisons durant, les années suivantes j’ai continué à photographier le même alpage d’une manière de plus en plus méthodique, en prélevant avec des esthétiques différentes les liens qu’entretient l’homme avec ce territoire. C’est de cette façon qu’est venue l’envie d’écrire avec la photographie quelque chose qui se situe entre l’approche documentaire et une poésie visuelle.
J’ai trouvé avec la photographie comme avant avec la musique quelque chose qui m’est essentiel. A l’inverse de mes envies musicales, la photographie que je pratique tend à être plutôt simple quant à sa maîtrise technique. L’apprentissage a été rapide et le propos a tout de suite su trouver une forme qui lui convenait.
Tu es donc professionnel. Comment arrives-tu à concilier démarche d’auteur avec la nécessité de vivre de ta photo ?
J’ai pu vivre -chichement- ces deux dernières années grâce à mon travail d’auteur. J’ai rencontré au sein des institutions type PNR des personnes sensibles à mon travail photographique, aux questions et représentations que je pose et propose. Mais ce travail est aussi intimement lié à ma pratique de ce territoire. Il me semble qu’il existe une demande. Certaines institutions sont en attente de regards particuliers sur leurs problématiques et la photographie, au même titre que des études en sciences sociales (ethnologie, sociologie….) est à même de s’emparer de ces questionnements. Je profite de ce travail collecté dans le cadre de ces commandes pour venir nourrir d’autres séries plus personnelles.
Ces deux dernières années sont aussi un peu particulières, elles sont la résultante d’un travail photographique d’une petite dizaine d’années. Aujourd’hui, en plus de mes travaux au long cours, j’essaie de mettre en place une collaboration que j’espère régulière avec des architectes et approche des galeries afin de trouver un équilibre financier un peu moins précaire.
Racontes-nous comment a été réalisée cette série et pourquoi ce thème de la chasse ?
J’avais depuis longtemps l’envie d’écrire une série sur la chasse. J’ai habité un village de montagne plusieurs années. Et la pratique de la chasse était révélatrice d’une ligne de fracture discrète au sein de la population. Elle ne prend pas la forme binaire de « chasse et anti-chasse » mais est plutôt l’expression d’une fracture culturelle entre les autochtones et les nouveaux arrivés. La chasse en montagne a toujours été un « loisir identitaire» intégrant différentes catégories sociales, elle est prétexte à découvrir l’environnement rude et sauvage que la montagne offre hors des sentiers et constitue en ce sens une appropriation territoriale.
L’arrivée de plus en plus importante de nouveaux résidents ayant des pratiques de loisir différentes –randonnée notamment- sur ce même territoire est fréquemment source de tension. Aujourd’hui le chasseur aussi se bat pour s’adapter à son environnement changeant, il doit apprendre à partager cet espace.
Sans être autochtone ou chasseur, j’apprécie être à l’interstice de deux mondes, je regarde et écoute, et au delà des histoires de chasse entendues, c’est aussi une des mémoires du village qui s’exprime. En les suivant c’est aussi une manière de comprendre l’espace qui m’entoure. Comment ceux qui y habitent, le regardent, le pratiquent.
Comment les paysages se façonnent, quelles sont les traces et indices de nos usages, de nos passages. Et a contrario comment ce territoire influe sur l’homme dans son habitus, ce qu’il produit dans ses postures physiologiques et sociales.
Finalement je n’ai pas réalisé ce sujet dans mon village.
Des sociologues de mon réseau réalisaient une étude éthnologique sur une société de chasse en montagne. Les commanditaires s’étaient montrés désireux d’enrichir l’étude par un travail iconographique. Nous avions déjà évoqué ce sujet ensemble et c’est donc naturellement que je suis venu compléter l’équipe. J’ai pris connaissance au préalable du contenu des entretiens réalisés en amont – ce qui a grandement facilité mon travail d’écriture – et me suis joins à une session d’observation des chasseurs en situation. Nous avons passé le week-end d’ouverture de la chasse de la saison 2015-2016 en immersion : partagé la promiscuité d’un cabanon de chasse d’altitude, assisté à la sempiternelle reprise d’« étoile des neige », entendu les chiens qui aboient dans l’obscurité, le vin, l’athmosphère virile, un décorum qui parfois rejoint nos a priori et parfois s’en écarte. Le groupe était composé d’une dizaine de chasseurs entretenant des liens familiaux et/ou amicaux, il était intergénérationnel et mixte, une femme en faisait parti. Je les ai suivis lors des moments de chasse mais aussi durant l’avant et l’après chasse.
J’ai souhaité articuler mon travail autour de deux séries photographiques, que j’ai construites d’une manière un peu didactique. La première suit la temporalité de la journée au plus près de la pratique en train de se faire et est finalement assez proche de la parole recueillie lors des entretiens réalisés, des thèmes abordés par les chasseurs interrogés : la liberté, la solitude dans la montagne, l’observation, la traque, l’homme sauvage en sorte presque teinté de « romantisme ». Cette série narrative je l’ai développée en noir et blanc pour appuyer tout cela.
L’autre série (celle présentée ici) ne montre plus l’homme mais les conséquences de l’acte de chasser, comment il installe et organise tout cela dans son quotidien, je l’ai développé avec ma sensibilité et ma culture photographique, plus brute mais toujours avec ce souci de travailler une esthétique assez léchée quasi clinique pour sortir du reportage et venir chercher d’autres ressorts émotionnels.
C’est assez dérangeant d’être confronté à des images aussi dures mais également très esthétiques. Comment cette série est-elle perçue par ses protagonistes et commanditaires ? Est-ce qu’ils s’attendaient à ça ?
J’ai eu le plaisir de pouvoir montrer ces deux séries au cours d’une projection publique où étaient présents certains des chasseurs et les commanditaires de l’étude.
Elles ont été bien accueillies, la première série a été reçue comme un moment de collecte patrimoniale sur une pratique particulière, la seconde a été plus questionnante pour les chasseurs, comme un reflet de leur pratique auquel ils n’ont pas l’habitude d’être confrontés, une situation à froid en somme, comme si quand l’adrénaline n’est plus là pour accompagner la mort, celle-ci surgissait enfin.
J’ai exposé cette dernière série en galerie aussi, de façon décontextualisée. Pour le regardeur, la chasse devient accessoire, et ce sont alors des questionnements plus métaphysiques qui surgissent : la disparition, la mort, le primitif, le sauvage.
Cette série a été entièrement réalisée au DP2 Merrill. Quelles sont les caractéristiques que tu apprécies sur le terrain ?
J’apprécie la simplicité ergonomique de l’appareil réduite a minima, les fondamentaux, la loupe à mi course sur le déclencheur quand on fait la mise au point manuellement, l’impossibilité de se perdre dans les menus. Les dimensions du boitier et leur prise en main me satisfont. Le fait d’avoir un appareil simple à utiliser laisse le temps de penser sa photo. J’utilise aussi les DP Merrill pour des travaux d’architecture.
Quel autre matériel as-tu l’occasion d’utiliser et comment se comporte ton DP2 par rapport à ces produits ?
J’utilise aussi un reflex quand j’ai besoin de focales complémentaires (plus longue qu 50 mm ou plus courte que 18mm), le cadrage à l’œil me manque parfois avec les DP. J’utilise mon reflex de manière très sommaire et mes objectifs ne sont pas particulièrement récents, ils n’ont pas de motorisation très rapide et quand j’utilise l’autofocus c’est souvent avec le colimateur central donc je ne me sens pas particulièrement dépaysé avec les DP et leurs limitations. Avant de travailler avec les DP j’utilisais un hybride doté d’un zoom et je regrette parfois un peu la polyvalence de ce dernier pour les photos du quotidien.
Comment se comportent les fichiers du Foveon face à l’impression de tirages. En as-tu déjà réalisé ?
Les fichiers du Fovéon se comportent superbement bien à l’impression. Ils permettent d’envisager des tirages aux dimensions assez importantes. Je travaille depuis deux années avec un tireur et j’apprécie de ne pas être maître-d’œuvre de cette dernière étape. Cette série a été tirée en 40*60 sur un Etching Museum. Je suis très satisfait du résultat.
Tes fichiers sont très denses, est-ce que les trois couches du Foveon sont un avantage pour le traitement des fichiers ? Utilises-tu le logiciel SIGMA Photo Pro ?
Les poils, l’herbe, les feuillages, les papiers peints, un sol béton, les matières en général sont très denses et au-delà du sujet elles ont pour moi une importance dans le ressenti que l’on éprouve. C’est en tombant par hasard sur certaines photos de forêts prisent avec ce boitier que j’ai commencé à m’intéresser à celui-ci. Ce capteur a un rendu vraiment différent des autres Aps-c que je connais.
Depuis que j’utilise ces boîtiers ma chaîne de production a évolué. (ça prend parfois un certain temps avant de trouver une méthode qui convienne).
Aujourd’hui j’utilise sigma pro photo pour la conversion en tiff, j’ajoute ces tiff à un catalogue. Sigma pro photo n’est chez moi pas assez stable pour faire plus, il quitte souvent et est très lent. Je fais le tri dans le catalogue et les photos dont le fichier X3F a besoin d’être développé en « finesse », pour regagner un peu de dynamique ou travailler une balance des blancs, sont développées avec iridient.
La partie logicielle est pour moi le gros point noir de ces appareils.
Qu’attends-tu des prochains boîtiers ?
un viseur !
Coté logiciel, y-a-t-il des fonctionnalités que tu aimerais voir être apportées ?
Avant de nouvelles fonctionnalités, je souhaite surtout une amélioration de la stabilité, et de la rapidité et je pense que le dématriçage des fichiers peut gagner en dynamique. (cf iridient).
La lenteur du transfert et des conversions ne me dérange pas outre mesure, c’est presque une chose que j’aime bien, je charge le soir et découvre les photos le matin.
Tu sembles travailler sur beaucoup de projets en même temps. Combien de temps te prends typiquement une série entre les premières réflexions et le moment où tu décides de ne plus y toucher ?
Je mène plusieurs projets en parallèle. Ces projets en sont à des stades très différents. Certains n’en sont pas même au stade de la prise vue et du terrain, d’autres sont finis mais non achevés, ils ont été exposés mais je me repenche dessus pour ajouter des pièces qui aujourd’hui me semblent nécessaire. Tout ça pour dire que chaque projet a une temporalité propre. Ce qui va borner ce temps c’est la date d’un rendu (publication – exposition…). Pour le projet qui m’occupe actuellement « des circonférences sensibles » j’ai commencé à y réfléchir au mois de novembre, pour réussir à le mettre en mots au mois de février, les prises de vues vont s’étaler intensément entre aujourd’hui et début juin, et le rendu sous forme d’exposition est prévu en septembre.
Poétique d’une estive qui s’écrit comme un corpus de trois séries est né il y a maintenant cinq années et verra de nouvelles pièces et une nouvelle série s’écrire cet été.
La réalisation d’une série “cohérente” est souvent un “mur” auquel se heurtent de nombreux photographes qui n’ont pourtant aucun mal à livrer des excellentes images. Quelles sont les grandes étapes dans ton processus de création ? Quels conseils donnerais-tu au photographe souhaitant aller vers une démarche d’auteur ?
Au départ, il y a souvent une photo accompagnée d’une intuition qui m’amène à creuser le sujet, à le tordre, le pousser. Certaines photos isolées n’ont que peu voir pas d’intérêt, or en prenant place dans un processus narratif elle viennent poser des ambiances, elles ponctuent, elles agissent et interagissent entre elles.
La réalisation d’une série est à mon sens tout autant un travail d’écriture qu’un travail de photographe. Certaines de mes séries sont écrites à priori, je m’appuie sur l’écriture d’un texte en amont, cela me permet d’être alerte, de donner de la consistance et à guider mon propos, dés lors je sais quasiment quelles photos doivent être faites. Comme j’apprécie aussi dériver accompagné d’un appareil et collecter de la matière, d’autres séries se construisent ainsi a posteriori.
Pour aller vers une démarche d’auteur, je conseillerais de lire. De lire des monographies de photographe bien sur, mais aussi des livres sans image. La lecture, l’écriture et la prise de vue sont chez moi à parts égales dans le processus créatif.
J’ai aussi besoin de soumettre mon travail à d’autres regardeurs et d’écouter ce qu’ils ont à en dire, c’est aussi là tout l’interet de travailler en collectif.
Quelles sont les prochains rendez-vous pour toi et ta photographie ? Des expositions où nos lecteurs pourraient te rencontrer et en découvrir plus sur toi et ton travail ? Des publications peut être ?
Les prochains rendez-vous sont fixés à la rentrée de septembre, où je vais présenter plusieurs travaux, Poétique d’une estive avec les séries Montagneland et Fragments en compagnie des vidéos de mon ami Tomas Bozzato, au musée savoisien de Chambery. Notre autre projet « Des circonférences sensibles » en octobre à Grenoble puis à Milan en Novembre. Et aussi une petite exposition à la librairie « le Square » à Grenoble à partir du 18 avril et jusqu’à mi-juin.
Merci à Alexis d’avoir bien voulu répondre à nos questions ! Les internautes qui souhaiteraient en savoir plus sur lui et ses travaux peuvent se rendre sur son site web et le suivre sur sa page Facebook.
Des tirages fine-art issus de ses différentes séries sont également disponibles auprès de la galerie Pygmaphore.
Toutes les informations sur les boîtiers SIGMA et le capteur trois couches FOVEON sur : http://www.sigma-global.com/fr/cameras/