La série Maroc, Atlas Sentimental du photographe Nicola Fioravanti est une exploration où la couleur et la lumière deviennent un langage à part entière. Entre technique maîtrisée et regard instinctif et errances, il construit une esthétique qui dépasse le simple reportage.
SIGMA France : Bonjour Nicola. Pour commencer, tradition oblige sur ce blog, peux-tu te présenter à nos lecteurs qui ne connaitraient pas ton travail ?
Je m’appelle Nicola Fioravanti et je suis un photographe vénitien qui vit et travaille à Paris. J’ai choisi de m’y installer il y a un an et demi pour me consacrer entièrement à la photographie. Mon parcours dans ce domaine a été tardif et profondément atypique.
Tu es en train de monter une exposition sur ton travail autour du Maroc, un travail intitulé Maroc, Atlas Sentimental. Peux-tu nous présenter ce travail en quelques mots ?
Maroc, Atlas Sentimental est une collection de tout ce que j’ai le plus aimé dans ce pays extraordinaire : un hommage à ses harmonies, à ses contrastes et à son inépuisable énergie créative. Par ailleurs, c’est un voyage intime à la découverte du monde et de la culture qui ont façonné la femme que j’aime.
L’exposition, sous la direction de Daniela Brignone, commissaire d’exposition italienne de renom, rassemble cinquante photographies, pour la plupart inédites. Elle sera présentée en avant-première au prestigieux Centre International de Photographie Letizia Battaglia, à Palerme, avant de poursuivre son itinérance au Maroc.

Comment la lumière marocaine influence-t-elle ta manière de percevoir et d’utiliser la couleur ? Qu’est-ce qui t’a frappé en premier dans la palette marocaine ?
Tout commence par la lumière, car sans elle, il ne peut y avoir de couleur. La lumière naturelle crée une atmosphère qui varie selon l’heure de la journée et la saison. Je crois que la photographie a toujours besoin de lumière naturelle, une lumière qui donne vie et provient de ce dont nous avons été créés. Qu’elle soit argentée, dorée, verte ou jaune, la lumière possède des qualités aux dimensions et règles changeantes, qualités qui doivent inspirer la photographie.
Le Maroc, tout comme son peuple, il fait preuve d’une générosité extraordinaire en offrant l’une des lumières les plus remarquables au monde. La palette qui en résulte est incroyablement riche. Au fil des saisons et des heures, le blanc se mue en bleu et en rose, l’ocre se transforme en rouge, marron, cuivre ou gris, et le vert disparaît ou explose en une myriade de nuances intenses.

Comment abordes-tu la prise de vue vis-à-vis des habitants, tout en respectant leur culture et leur intimité ? Y a-t-il une photo dans Maroc, Atlas Sentimental qui joue un rôle clé ?
Il faut qu’il règne un profond respect et une délicatesse subtile. Nous vivons à une époque dominée par la vulgarité, où discrétion et sensibilité semblent avoir été oubliées. La beauté naît alors de l’affinité, de l’intégration et de l’amour.
Un exemple particulièrement significatif est la photographie inaugurale prise à Errachidia, capturant un nuage solitaire dans un espace habituellement réservé à une prière spéciale lors de la fête islamique de l’Eid al-Adha. Cet événement en lui-même est extraordinaire, car il est rare d’apercevoir un nuage à quelques pas du désert. Après sa diffusion, de nombreux habitants m’ont confié qu’à la suite d’un deuil survenu dans ce lieu, ils avaient peint la moitié du mur en blanc, en signe d’espoir et de foi. Pour eux, cette photographie représentait un signe de bon augure ; certains sont même retournés sur place pour la première fois depuis cet événement tragique afin d’exprimer leur gratitude. Je n’avais pas réalisé que tous ces éléments formaient un ensemble indissociable.

Du coté de tes influences, as-tu des références picturales, musicales, ou du coté du Cinéma qui ont eu un impact sur ton travail ?
Je crois que les influences les plus profondes dans mon travail proviennent de l’architecture, un domaine que Xavier Soule, directeur de la Galerie Vu et architecte de formation, a su percevoir avec une grande sensibilité.
J’adore les courbes d’Alvar Aalto et suis naturellement attiré par les formes géométriques essentielles, la symétrie et le mysticisme de Louis Kahn. Xavier Soule a su saisir ces influences avec une telle profondeur que je n’ai même pas eu besoin de les exprimer par des mots. C’est l’un des plus beaux compliments que j’aie jamais reçus, et j’aime à penser qu’il a perçu quelque chose de véritable.

Laura Serani, éminente commissaire d’exposition, qui m’a dirigé au Festival Planches Contact de Deauville, voit dans mes photographies de précises partitions musicales. Peut-être est-ce justement mon parcours atypique qui donne, de manière spontanée, forme à ma manière de voir le monde.

Tes images semblent toujours raconter une histoire. Comment abordes-tu la narration et l’editing en photographie ?
L’inspiration est cet instant initial, cette rencontre entre le silence et la lumière. Le désir de capturer une image naît du récit inscrit en nous, ce qui fait de nous ce que nous sommes, et nous incite à explorer ses merveilles. J’ai besoin d’une organisation harmonieuse des éléments pour appréhender l’espace que je photographie. Pour moi, photographier consiste avant tout à découvrir la nature d’un espace à un moment donné ; il ne s’agit pas d’un acte de création, mais bien d’une révélation.
La couleur confère à chaque objet la dignité d’être contemplé et lui attribue du sens. Les couleurs, en elles-mêmes, n’ont pas de signification
intrinsèque : ce sont les personnes qui les vivent qui leur donnent un sens, à l’image de la photographie du nuage d’Errachidia. Dans les rares moments où le photographe parvient à capter ce sens de l’ordre, la photographie semble atteindre un état d’éternité, devenant presque intemporelle.

Quant à la mise en séquence des images, je considère que chaque photographie est comparable à un mot : on peut disposer d’une série de mots magnifiques, mais ce n’est qu’en les agençant dans un certain ordre qu’ils prennent véritablement sens. La post-production, cependant, ne pourra jamais transformer une image dénuée de valeur en une image significative. Elle peut, en revanche, renforcer ce sens de l’ordre que le photographe a su percevoir et traduire visuellement.
La composition en photo de rue est un exercice particulièrement délicat. Comment parviens-tu à orchestrer le chaos ?
Tout d’abord, il convient de s’interroger sur la nature de cet espace, car elle reflète ce qu’il aspire à être. Ensuite, il est essentiel d’aiguiser notre attention. Nous sommes immergés dans un flux incessant de stimulations, assiégés par des sollicitations qui fragmentent notre regard. Dans ce contexte, la concentration devient une denrée rare et précieuse, à cultiver avec soin.
Photographier est un acte de présence absolue : c’est diriger consciemment son regard, isoler l’essentiel et éliminer le superflu, en se détachant des distractions extérieures et intérieures. J’essaie de m’immerger totalement dans ce qui se déroule devant moi. Puis, je recherche un rythme. Le moment décisif ne se capture pas, il se vit.

Tu utilises essentiellement le 35mm Art. Pourquoi cette focale ? Qu’apporte- t-elle à ton travail ?
Je suis amoureux de mon 35 mm Art, c’est une extension naturelle de mon regard, le point de rencontre parfait entre discrétion et engagement. Le 35 mm te laisse respirer la scène sans l’envahir, tout en te poussant à surmonter cette appréhension naturelle qui accompagne chaque rencontre sur la route. C’est un objectif incroyablement net, capable de restituer chaque détail avec une précision absolue, sans aucun compromis.
Mon rêve serait que Sigma lance aussi une autre version du 35 mm, peut-être avec une ouverture plus restreinte, f/2.8, en format pancake pour alléger le poids de l’objectif, tout en conservant le modèle actuel que j’adore. Je ne sais pas si une réduction aussi extrême des dimensions est techniquement réalisable, mais si c’était le cas, je suis certain que nombreux seraient ceux qui voudraient l’acheter, moi le premier.

Travailles-tu principalement avec une seule focale ou varies-tu selon les sujets ?
Le 35 mm Art est mon compagnon inséparable, à une exception près: Femmes à vélo (femmesavelo.com). Ce projet, qui connaît un succès remarquable, est né de l’énergie et de la vision d’Eva Cordioli et raconte la révolution urbaine du cyclisme féminin à Paris. À travers des portraits spontanés pris dans la rue, il illustre comment le vélo s’intègre naturellement dans la vie quotidienne.
Pour Femmes à vélo, je choisis d’utiliser exclusivement le 50 mm Art. Contrairement au 35 mm, qui me permet de m’immerger dans la scène, le 50 mm m’offre une légère distance supplémentaire, réduisant ainsi mon intrusion dans l’espace des cyclistes.

Avec quelles autres optiques de la gamme SIGMA te verrais-tu travailler à l’avenir ? Des envies à partager ?
J’aimerais beaucoup travailler avec le 20 mm Art et le 24 mm Art pour des projets consacrés à l’architecture, un domaine qui me fascine profondément et dans lequel je ressens encore tant à explorer et à apprendre.
Comment vois-tu l’évolution de ton travail après cette exposition ?
Le projet Maroc, Atlas Sentimental durera toute ma vie. Lorsqu’un lieu nous rend heureux, il est inévitable que nous y retournions sans cesse. Le Maroc m’a rendu plus coloriste que photographe de rue, comme me le disent souvent des amis photographes que j’estime énormément, comme Lorenzo Castore, Stefano De Luigi et Phillip Toledano. Et c’est précisément sur la couleur que je continuerai à me concentrer. On pense souvent que la couleur, tout comme le noir et blanc, n’est qu’un simple outil d’expression, mais pour moi, c’est un véritable sujet en soi. La couleur tisse ensemble perception, émotion et interprétation intellectuelle, créant un langage capable de transmettre des concepts complexes. Certains codes chromatiques sont conventionnels, d’autres symboliques, mais tous parlent à ceux qui les comprennent comme à ceux qui les perçoivent intuitivement. La photographie en couleur, pour moi, est précisément l’exploration de cette complexité.
Après le Maroc, y a-t-il un autre pays que tu aimerais explorer photographiquement ?
Cette année, j’espère avoir l’opportunité de visiter la Finlande et l’Ouzbékistan, des destinations qui me fascinent profondément. Cependant, ma liste de pays où j’aimerais réaliser des projets photographiques est pratiquement infinie. Il y a tellement de lieux fascinants, chacun offrant des opportunités inouïes de capturer la lumière et les couleurs qui définissent l’identité de chaque culture.

Et pour terminer, quel conseil donnerais-tu à un photographe qui veut travailler la couleur comme toi ?
Rousseau affirmait que les choses les plus difficiles à voir sont celles sous nos yeux chaque jour. De même, la couleur peut rendre n’importe quel sujet intéressant, mais pour la reconnaître et l’utiliser consciemment, il faut entraîner son regard. Si l’on n’est pas encore habitué à photographier en couleur, un exercice efficace pour affiner sa sensibilité chromatique consiste à isoler une seule teinte. Un bon point de départ est de se concentrer, par exemple, sur le rouge : en consacrant quelques heures à photographier exclusivement des sujets de cette couleur, on remarquera que le rouge commence à ressortir avec plus d’évidence tout au long de la journée, comme si le monde en était soudainement saturé. En répétant cet exercice avec d’autres teintes comme le vert, le bleu, le blanc ou le jaune, on développe une perception plus attentive et consciente de la couleur, transformant ainsi l’acte de voir en un processus actif et intentionnel. Si l’on photographie déjà en couleur, l’étape suivante est d’explorer l’influence de la culture sur la perception chromatique. La couleur n’est jamais neutre : elle véhicule des significations et des codes visuels qui varient selon le contexte. Les comprendre enrichit la photographie et renforce son pouvoir expressif.
Avec cette série, Nicola Fioravanti nous rappelle qu’au-delà du déclenchement, la photo est un voyage. Un voyage où ici la couleur raconte, où la lumière guide et où chaque image devient un fragment de mémoire. À nous maintenant de choisir notre destination.
Retrouvez l’exposition Maroc, Atlas Sentimental du 15 avril au 25 mai 2025 à Palerme (Italie)au Centre International de la Photographie Letizia Battaglia.

Nicola Fioravanti
Basé à Paris, le photographe italien Nicola Fioravanti joue avec la couleur pour donner vie aux scènes urbaines.